Le cas du chlordécone : de la prise de sang à la prise en charge

Le chlordécone est un insecticide qui a été utilisé entre 1972 et 1993 dans les bananeraies des Antilles françaises. Ce polluant organique persistant contamine encore certains sols et rivières de Martinique et de Guadeloupe, et peut ainsi se retrouver dans certains aliments. Cette molécule, cancérogène, représente donc une préoccupation importante pour les habitants, et un défi de santé publique majeur. Le dosage de la chlordéconémie traduit une exposition alimentaire à cette molécule et constitue un marqueur utile au suivi de cette exposition. Il constitue un maillon essentiel de la prise en charge individuelle, pilotée par les ARS des Antilles (voir encadré).

Jusqu’à récemment, ce dosage était principalement réalisé au laboratoire national de référence (LNR) pour la recherche et le dosage des pesticides dans les matrices humaines, au CHU de Limoges. Plus de 300 pesticides ou leurs métabolites y sont recherchés ou dosés dans différents milieux biologiques, par chromatographie en phase liquide ou gazeuse couplée à la spectrométrie de masse en tandem (LC-MS/MS et GC-MS/MS, respectivement), ce qui offre une sensibilité et une spécificité élevée pour les molécules ciblées, y compris le chlordécone. « Depuis 2019, nous avons déterminé la concentration de chlordécone dans plus de 10 000 échantillons, par la technique de LC-MS/MS que nous avons développé sur la chaine LC-MS/MS 8060 NX du fabricant Shimadzu », détaille Souleiman El Balkhi, responsable de l’unité de toxicologie environnementale et santé au travail, au sein du LNR.

Développement des dosages, sur place, aux Antilles

Sous l’impulsion du plan « Chlordécone IV » mis en place en 2021, les dosages de la chlordéconémie se développent localement1. Les ARS de Martinique et de Guadeloupe, qui en assurent la prise en charge financière, fixent les performances analytiques à atteindre – afin d’avoir des résultats fiables, et homogènes entre les laboratoires ; par exemple, l’objectif du seuil de détection est 0,02 µg/L. Aujourd’hui, l’ensemble du processus – du prélèvement sanguin à la validation des résultats – peut être réalisé aux Antilles par trois laboratoires, qui utilisent tous la LC-MS/MS2.

L'Altis+ Thermo Fisher de l'Institut Pasteur de Guadeloupe

L’Altis+ Thermo Fisher de l’Institut Pasteur de Guadeloupe vient d’être installé. Les dosages de chlordécone sont en train d’être caractérisés sur cette nouvelle machine. Il permet d’éviter une rupture des dosages en cas de panne de l’autre machine et permettra des dosages de recherche.Maïlie Saint-Hilaire

Depuis février 2022, l’Institut Pasteur de Guadeloupe (IPG) est opérationnel pour ce dosage en routine. « J’ai développé et validé la technique en collaboration avec le Centre de Recherche Analytique et Technologique (CRAT) de Liège, sur la chaine LC-MS/MS API 4000 de la marque AB SCiEX ; déjà présente à l’Institut », précise Maïlie Saint-Hilaire, responsable R&D chimie, à l’IPG. Une équipe de 8 personnes, dont 1 biologiste médical, a été formée à la technique. Au bout du compte, après 17 mois de fonctionnement, plus de 6 000 échantillons humains ont été dosés pour la chlordéconémie à l’IPG. L’appareil y est aussi utilisé à d’autres fins de routine et pour des projets de recherche. « Par exemple, pour doser le chlordécone dans le sang animal, afin de vérifier que les animaux destinés à la consommation humaine ne sont pas contaminés, ou pour déterminer la concentration de chlordécone dans l’eau. »

Insularité oblige, le laboratoire de l’IPG s’est muni de pièces de rechange pour anticiper la réparation d’éventuelles pannes de la machine et assurer la continuité analytique du dosage sur l’Archipel. « J’ai également vérifié la stabilité des échantillons après extraction, à −20 °C, qui est d’au moins deux mois, détaille la biologiste. Par ailleurs, avec le soutien financier de l’ARS de Guadeloupe, nous venons d’installer un autre spectromètre de masse, le LC-MS/MS Altis+, de Thermo Fisher. Nous sommes en train de caractériser la méthode sur cet appareil. Ainsi, en cas de panne, l’IPG a, à présent, deux chaines pour la chlordéconémie. L’Altis+ servira aussi à mener à bien des projets de recherche sur le chlordécone. »

Le privé n’est pas en reste

Sur le sol martiniquais, Cerballiance a commencé ses dosages en routine en septembre 2023. Le spectromètre, acheté spécifiquement à cette fin, est identique à celui utilisé au CHU de Limoges, tout comme le protocole suivi. Deux techniciens ont été formés à la préparation des échantillons et à l’utilisation de l’automate, et trois biologistes à l’interprétation des résultats. « Deux autres biologistes sont en cours de formation, précise Pierre Bancons, biologiste médical et président de Cerballiance en Martinique. Nous réalisons entre 500 et 700 chlordéconémies chaque mois, à partir des prélèvements sanguins effectués sur l’ensemble de nos sites de l’ile. » Pour le moment, l’appareil est exclusivement consacré à ce dosage. En cas de panne, les échantillons seront envoyés au CHU de Limoges pour y être traités.

Appareil de chromatographie (LC MS/MS) Shimadzu de Cerballiance Martinique

Appareil de chromatographie en phase liquide couplé à la spectrométrie de masse (LC MS/MS) Shimadzu de Cerballiance Martinique pour le dosage du chlordécone. Depuis son installation, il a permis de réaliser entre 500 et 700 chlordéconémies par mois.Crédit Katia Delaval

Une possibilité pour d’autres dosages

Depuis novembre 2023, le laboratoire de biochimie du CHU de Martinique (CHUM) dose la chlordéconémie en routine sur l’Impact 2 de Bruker. « En avril 2023, nous sommes venus participer au déploiement de la technique, car nous avons l’habitude d’utiliser la spectrométrie de masse pour le dosage des médicaments et des toxiques », explique Damien Richard, biologiste médical au service de pharmacologie médicale du CHU de Clermont-Ferrand. La formation de quatre techniciens du CHUM est achevée, celle d’un cinquième est en cours. « En 7 mois, 1 000 dosages ont ainsi été réalisés », estime Patrick Delpuech, biologiste médical au CHUM, responsable de l’interprétation des résultats. L’idée est également d’utiliser le spectromètre de masse pour d’autres applications, afin de répondre à la demande des praticiens du CHUM. « Nous avons suivi une formation avec le fabricant de l’appareil pour rechercher une large gamme de toxiques dans le sang, l’urine et le plasma, poursuit Patrick Delpuech. Nous développons actuellement la recherche de différents médicaments : antidépresseurs, anti- épileptiques, anti-infectieux, etc., et nous souhaitons également y développer le dosage de l’uracilémie, qui permet de déterminer si des patients atteints de cancer peuvent être pris en charge par certaines chimiothérapies. Ce dosage n’est pas encore disponible en Martinique. »

En plus de permettre des dosages de hautes sensibilité et spécificité, la chromatographie couplée à la spectrométrie de masse en tandem offre en effet, par sa polyvalence, de nouvelles possibilités de tests aux laboratoires.

Un dosage intégré au parcours patient

Les résultats de la chlordéconémie et un compte rendu sont fournis au patient (et éventuellement à son médecin traitant) par le laboratoire de biologie médicale ayant effectué la prise de sang. Ils sont accompagnés de recommandations générales pour limiter l’exposition alimentaire au chlordécone, et d’informations sur les programmes ouverts à tous pour limiter sa contamination alimentaire par le chlordécone, comme des ateliers sur des pratiques agronomiques ou sur la nutrition.</p>Les ARS sont tenues informées des résultats et contactent par téléphone toute personne qui présente une chlordéconémie supérieure 0,40 μg/L*. Un parcours d’accompagnement renforcé lui est alors proposé, qui diffère légèrement entre les deux régions. « Nous proposons la venue à domicile d’une diététicienne, explique Julien Thiria, directeur de la santé publique à l’ARS de Martinique. Cet entretien d’une heure permet de voir l’environnement de vie – les habitudes alimentaires, les circuits d’approvisionnement, la présence d’un jardin familial, etc. – et de sensibiliser les autres membres de la famille. Un rapport de visite est systématiquement envoyé à la personne, et à son médecin traitant si elle le souhaite. »

En fonction du profil des bénéficiaires, ils peuvent être invités à consulter le Centre régional de pathologies professionnelles et environ- nementales du CHUM. L’ARS de Guadeloupe, quant à elle, propose une visite à domicile d’un professionnel de santé, et la participation à des ateliers collectifs d’une dizaine de participants, animés par une diététicienne et un consultant agricole. Dans le cadre du suivi renforcé des deux régions, un deuxième dosage après 9 mois est proposé pour réévaluer la situation, et éventuellement un troisième si cela s’avérait nécessaire. « Cette exposition n’est pas une fatalité, il est possible de la diminuer en arrêtant complètement l’exposition alimentaire », insiste Meylanie Balourd, responsable du service santé et sécurité de l’environnement extérieur à l’ARS de Guadeloupe.