Financiarisation de la biologie : Un mal ? Nécessaire ?

Devant des alertes des conseils de l’ordre des médecins et des pharmaciens et face à la montée et la concentration des capitaux privés dans certaines structures et établissements médicaux, le Sénat a lancé une série d’audition portant notamment sur ce phénomène dans le secteur de la biologie médicale. Cette problématique de la financiarisation de la santé est complexe car elle est le fruit d’un contexte à la fois législatif et réglementaire et de pressions économiques au croisement d’acteurs aux finalités parfois différentes.

Nous avons clairement besoin de capitaux publics comme de capitaux privés” Thomas Fatôme, directeur général de la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam)

A l’occasion de ces auditions, Thomas Fatôme, directeur général de la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam), a bien recadré les limites du sujet. Ainsi a-t-il déclaré : “Nous avons clairement besoin de capitaux publics comme de capitaux privés. Selon moi, contrecarrer la financiarisation ne peut donc pas consister à rejeter les acteurs et financeurs privés, car le système tire sa force de cette diversité. Cette force provient aussi, d’ailleurs, de la diversité des pratiques et des organisations, le salariat coexistant avec l’exercice en libéral. […] S’ils sont tous solvabilisés par l’assurance maladie, ces acteurs agissent dans un cadre qui n’est pas public.”

Que désigne-t-on par “financiarisation” ?

Il a ensuite poursuivit en définissant ce que l’on pouvait entendre par “financiarisation” :  “la financiarisation équivaut selon moi aux processus par lesquels des acteurs privés – qui ne sont pas des professionnels de santé – prennent le contrôle de structures de soins dans une logique de retour sur investissement de court terme. L’émergence de ce phénomène est liée à plusieurs facteurs, dont

  • un besoin de financement et de capitaux ;
  • l’existence de marges et de niveaux de rémunération pouvant intéresser des acteurs financiers ;
  • la prévisibilité des revenus, qui, dans le cadre d’un système de financement largement public, laisse entrevoir des perspectives financières pluriannuelles stables ;
  • enfin, la possibilité de procéder à des restructurations, de réaliser des gains de productivité et donc d’obtenir à court terme des rendements en augmentation.

Le cas du secteur de la biologie médicale

L’analyse de Thomas Fatôme, largement partagée par les différents acteurs souligne que depuis ces 15 dernières années, “le secteur de la biologie a connu la convergence de ces différents éléments, des interstices de la législation ayant permis à des acteurs privés non professionnels de santé de prendre progressivement le contrôle. De plus, si le cadre global a incité à accroître la qualité – ce qui est un élément positif -, il a dans le même temps élevé le niveau de contraintes et donc rehaussé le besoin en investissements. S’y sont ajoutées des possibilités de concentration des plateaux techniques de biologie, qui ont ouvert des perspectives de diminution des coûts et de rentabilité accrue“.

En 15 ans, le nombre d’acteurs a fortement diminué suite à de nombreux rachats successifs. Un certain nombre de ces opérations se sont fait par “l’utilisation du mécanisme de LBO (Leveraged Buy-Out), par lequel un acteur s’endette pour acheter une entreprise avec la perspective de la revendre rapidement, avec un niveau de rentabilité élevée qui lui permet de rembourser sa dette et d’empocher la différence. Certains laboratoires ont été visés par quatre à cinq opérations de ce type, ce phénomène ayant été accentué par la crise du covid-19.“, détaille encore Thomas Fatôme.

Des alertes en amont

Thomas Fatôme a aussi souligné qu’aujourd’hui la situation n’était pas encore dégradée mais que certains problèmes étaient déjà soulevé et d’autres pourraient survenir qu’il convenait d’aborder dès maintenant pour mettre en place l’encadrement nécessaire. Ainsi, développe-t-il “Nous avons été amenés à tirer la sonnette d’alarme dans notre rapport « Charges et produits » à ce sujet, car nous avons eu le sentiment que ce phénomène de concentration et de prise de contrôle par des acteurs recherchant des rendements financiers à court terme pouvait avoir des conséquences négatives dans différents domaines : 

  • Le premier et le plus évident d’entre eux a trait à la régulation et au partage des gains de productivité, […]. Or, lors de nos négociations avec les biologistes, nous avons eu la preuve que nos interlocuteurs ne souhaitaient pas s’inscrire dans une telle logique de partage, au motif que leurs actionnaires étaient entrés à un niveau de valorisation très élevée et n’entendaient donc pas dégrader leurs perspectives de rentabilité. D’où notre question : jusqu’où la régulation peut-elle fonctionner si nos interlocuteurs nous opposent une contrainte de valorisation ?
  • Un deuxième domaine suscitant l’inquiétude concerne le maillage territorial et le risque que les choix d’investissements et d’organisation pourraient ne pas être décidés principalement en fonction de critères liés à la santé. Dans la pratique, nous n’avons pas observé, à ce stade, de dégradation du maillage territorial résultant de cette financiarisation de la biologie. Nous observons même, à l’inverse des arguments avancés par les grandes entreprises de biologie, une augmentation du nombre de sites de prélèvements, avec probablement une concurrence effrénée entre groupes visant à aller chercher les dernières parts de marché d’acteurs indépendants, afin de poursuivre leur expansion. Pour autant, le risque de voir des choix d’investissements et d’organisation déconnectés des besoins de santé publique de nos concitoyens demeure.

Sur ce risque, aujourd’hui non avéré aujourd’hui en matière de biologie médicale, l’intervention lors des débats de Christophe Tafani, radiologue et président de l’ordre des médecins du Loiret, a permis de mesurer ce qui est déjà en cours dans d’autres secteurs médicaux. Ainsi, a-t-il expliqué, en prenant l’exemple de sa pratique, certains centres de radiologie, ne pratiquent plus certains examens, car ils sont non rentables. Citant par exemple les échographies de la thyroïde. Ce risque est-il possible en biologie médicale ? Il n’est pas exclus en tout cas.

Une position ferme des médecins

Le conseil de l’ordre national des médecins (Cnom) a rappelé dans un communiqué du 10 avril et confortant les propos tenus à l’occasion de l’audition du 3 avril au Sénat qu’il partageait cette préoccupation de la financiarisation en cours. Soulignant que, si il est de leur ressort de contrôler l’indépendance effective des médecins biologistes, les outils législatifs et réglementaires à leur disposition étaient insuffisant face à la complexité et à l’opacité des montages financiers. A l’occasion de son audition, Jean Canarelli, président de la commission biologie médicale du Cnom, a rappelé la position des médecins, entérinée  lors de la session plénière du 29 mars 2024. Ainsi, les médecins demandent “au législateur qu’il interdise la participation des tiers non professionnels dans les SEL médicales et que cette mesure ait un caractère rétroactif”. Le Cnom s’est également prononcé pour l’interdiction pour toutes personnes physiques ou morales n’exerçant pas directement ou indirectement au sein d’une SEL médicale de détenir plus de la moitié de son capital social.
Le communiqué rappelle le contexte réglementaire actuel : “La loi du 31 décembre 1990, comme l’Ordonnance du 8 février 2023 posent le principe qu’une société d’exercice libéral est détenue et dirigée par des associés qui y exercent et ne peut pas comporter la présence de tiers non professionnels sauf si un décret le prévoit ; c’est dans ce cadre que la possibilité d’une ouverture du capital de la société dans une limite de 25% a été retenue il y a 30 ans.” Mais le Cnom relève que “Cette limite n’empêche pas les dérives actuelles avec des financiers qui entrent au capital des sociétés d’exercice libéral, en détiennent le contrôle effectif, remettent en cause l’indépendance professionnelle des associés exerçants et orientent leur activité avec la lucrativité pour seule finalité, au détriment de la santé publique.

Repartir du terrain et du service médical rendu

Pour Philippe Piet, président de la Section G “biologie médicale” de l’ordre des pharmaciens, cette problématique de la financiarisation doit être envisagée dans un cadre beaucoup plus large d’organisation du système de santé et d’indépendance des praticiens. En repartant des besoins du terrain tant pour les praticiens que pour les patients et en ayant pour arbitrage le “service médical rendu”. Pour éviter de reproduire les erreurs du passé qui organise le système à partir de pensées dogmatiques.